MUSIKA : VERITE DE ET DANS LA PEINTURE
par Monsieur Jean-Paul Gavard-Perret

On se souvient de la phrase de Winnie dans Oh les beaux jours : "Assez les images". Cet appel, Musika le réitère non pour les effacer mais pour qu’elles ne soient pas dans sa peinture qu’une ombre passagère et qu’elles la et nous bouleversent. Sensible à l'étroite parenté qui relie son interrogation existentielle fondamentale à la réflexion sur la peinture, l'artiste désire s'extirper de la flatterie des images fausses pour conduire les siennes vers l’ image "idéale" non par :" suppression et l'anéantissement du monde" (Schopenhauer) mais pour sa rédemption particulière comme l’artiste le prise elle-même dans un aveu fondamental : « La pensée dans le cœur est un désert. Le vase donne une forme au vide, et la musique au silence (disait Braque). La véritable musique est le silence, et toutes les notes ne font que l’encadrer (…)
J’ai fais crier mon silence. Comme tous les passionnés, j’ai volé le feu des dieux et me consume à ce quelque chose d’absent qui m’appelle, me fascine, me tourmente. J’ai répondu à cette injonction : « c’est assez d’être beau, il faut être sublime ». (…) Je suis chercheuse d’absolu, passeuse.. d’intensité.
La peinture de Musika est çà ce titre aussi solaire que léthéene. Elle l’a puisé en fréquentant beaucoup les musées, parce qu’elle est férue d'histoire de l'art, de philosophie, de métaphysique. S’il existe quelque chose de la négation dans son œuvre il faut être précis : chez Musika la négation n'exprime plus rien de négatif mais dégage simplement l'exprimable pur. L’image qu’elle crée vient donc de loin : c’est une sorte de « voix » qui sort du fond de l'abîme de l'être, du moi dissous, de l'identité perdue. C’est à partir de la mise en abîme de l'être que sa peinture est devenue le surgissement possible d’un impossible a priori et qui s’est montré pas à pas, pied à pied à mesure que l’artiste se découvrait au plus profond d’elle-même. Ce qu’elle montre devient de l’ordre d’une forme d’ évaporation jusqu'à la transparence.
Dès le début Musika acquiert la conviction que les images doivent être autre chose que la possession carnassière des apparences, autre chose que cette mimesis en laquelle, depuis la Renaissance italienne, elles se sont splendidement fourvoyées et dont le prétendu "réalisme" représente la forme la plus détestable. L’artiste ne nous ennuie pas avec des histoires d'objectivité et de choses vues. Elle s’est barricadée contre l'invasion de cette illusion illégitime. Ajoutons que pour elle tout n’est pas objet pour la peinture, seule la vérité (et non les états d'âme, les rêves ou les cauchemars, à condition) en est le sujet à condition bien sûr que la transcription en soit faite avec des moyens plastiques seuls gages de cette vérité. Les mystérieuses poussées vers l'image doivent pouvoir offrir un ébranlement du regard afin qu’il comprenne ce qu’est la vérité qu’elle demande à cette vieille chose toujours neuve : l’art.
On retrouve chez elle un chemin tracé par de Stalle, Riopelle, Sam Francis, Tal Coat, Masson, Bonnard, Hayden et les Van Velde. On sent l’artiste appelée par la quête de quelque chose qui se tient entre espace pur et pur espace. Et l’on retrouve dans beaucoup de ses œuvres un élément qui répond à ce que Balzac écrit dans « Le chef d'œuvre inconnu » :"la nature comporte une suite de rondeurs qui s'enveloppent les unes dans les autres. Rigoureusement parlant, le dessin n'existe pas. Et si l’artiste ne cherche pas à « paysager » elle ouvre la peinture vers une autre voie en l'excluant de la représentation de la nature ou de la réalité En ce sens elle est bien une « abstracteuse » de quintessence comme le furent Mondrian, Lissitzky, Malevitch dont elle partage les idées sur bien des points. Pour elle la peinture est rupture ou n'est pas. Détrôner les objets en faveur de ce qui les sépare est insuffisant. En ce sens elle est proche de Beckett lorsqu’il écrit "pour moi c'est préférer Bonnard blanc à blanc Bonnard. Assez" L'impossibilité de l'émerveillement par l'image artistique, après les tragédies de la Seconde Guerre Mondiale, n'explique pas tout dans le cas de Musika Son attirance-répulsion, si elle ne s'oppose pas à cette explication qui emporte tout l'art contemporain vers une crise de la figuration, est à chercher dans l'intimité de la problématique de l’œuvre et sa recherche de la vérité.
Pour Musika il faut sortir la peinture du « décor » et de son simple pouvoir esthétique. Elle en appelle à une peinture où se manifeste l'être à vif, là où se nouent lumière et obscurité. Si, dans tableaux et les gravures d'un Blake, elle peut saisir une image violente de l'être, qui - tel son "Nebuchadnezzar" - nous regarde de toute sa douleur et de toute sa terreur, si dans l'imagerie religieuse elle est prise fut par toutes ces descentes de croix où l'être est abandonné à sa solitude irrévocable", l’artiste est attiré par ce que le critique d’art américain Webs nomme une peinture "formlessness", une peinture sans forme qui tend à créer ou recréer un lieu et qui est capable de donner à l'être le secret de son identité verrouillée. Refusant toute peinture qui peut, de près ou de loin, suggérer une figuration abusive, Musika opte pour celle dont les possibilités - ou les impossibilités - d'expression tendent à suggérer l’approche de la vérité de l’être à travers les effets qu’elle produit .Ce que recherche l’artiste dans l'Imaginaire pictural reste sa puissance paradoxale à creuser le monde aux antipodes du motif. La créatrice ne veut retenir qu'un énoncé pictural où l'image est dissoute dans la plénitude lacunaire de ses couleurs, comme si la matrice pesait de tout son poids sur la plus faible ligne jusqu'à ce qu'elle éclate. En cette approche on pourrait croire voir émerger une nostalgie éperdue de la pureté. Mais ne faudrait-il pas voir, plutôt, une accession à la forme la plus accomplie de la vérité, à la visible présence de la présence cachée ?
Musika accepte encore une sorte de figuration. Mais n’est-ce pas là pour elle qu’un étrange ordre des choses, fait d'ordre en mal de choses, de choses en mal d'ordre ? Toujours est-il que pour elle la peinture reste la quête suprême en une figuration de l’infigurable. C’est donc une peinture paradoxale qui engendre même lorsqu’elle « efface » au seins de ses lignes et ses couleurs noyées dans la matrice. Emerge une peinture à peine cristallisée sur la toile, une peinture qui semble se décaler, fuir, se dérober de la toile plus qu'elle n'enrobe cette dernière par le décalage du motif et de la matière dans ce qui tient au décrochement visuel. Une telle entreprise artistique est la procédure digne de dénuder les images acquises et fausses ou insuffisantes. Le blanc devient la fondement de la peinture, il en forme la ponctuation exaspérée dans des espaces denses mais légers au moment où les lignes se concentrent non pour une expansion du monde mais pour sa saisie car pour elle la peinture est autant une expansion qu’ une contraction.
Se soumettant à une volontaire absence de rapports entre le réel comme le surréel et l'art, Musika représente au mieux l’artiste "idéal" qui écarte l'exercice de la peinture de toute tendance réaliste, comme de toute tendance au fantastique à travers des traces irréversibles libérées des contraintes spécifiques de la spatialité picturale admise. L’artiste ne cherche pas l'hallucination par les images qu'il crée, mais l'accession à une sorte de « littéralité » qui permet de toucher en des lieux inconnus de l'être où il n'existe plus d'image possible. C'est à partir de cette postulation que l’artiste est entraînée vers une sorte d'écroulement des formes. Dans son œuvre le trait tente de dominer la matrice, telles des flèches transperçant le corps d'un martyr devenu invisible, mais la matrice cherche à résorber le trait.
Dans une telle approche sont éliminés toutes surcharges rhétoriques et effets de métaphores. Ne subsiste plus rien, entre exaltation et anéantissement, rien que ces lignes tendues à travers divers bains de couleurs tendres. C'est ce qui fascine. On n'a plus l'impression de se situer devant la toile mais "au-dedans", au milieu de ces traits qui pénètrent la toile mais sans jamais la conquérir. C’est là aussi le génie créateur de l’artiste. Sa peinture, en apparence "impossible", semble pouvoir se situer à l'extrémité de la logique de l’histoire de l’art tel qu’il est aujourd’hui. Cette peinture possède le mérite rare de ne pas conférer de stabilité "concrète" ; elle est, à l'inverse, hantée par la difficulté d'obtenir quelque chose de solide. Musika est donc un peintre capable de pousser la peinture vers un ailleurs et elle porte la charge de représenter une peinture au-delà ou plutôt à côté de toute la peinture de tradition occidentale.
Ce qui séduit dans l’œuvre tient aussi à sa volonté de vaincre, sa dimension titanesque au sein même de la fragilité comme si la vérité tenait toujours qu’à un fil –celui de la vie qui peut toujours la remettre en question. Musika extrait donc la peinture. L’acceptant pour ce qu’elle est : un art représentatif , l’artiste ne cherche pas à vouloir arrêter le temps en le représentant mais de le faire vibrer afin que nos yeux s’ouvrent sur ce qu’il en est non de lui mais de nous.
Musika sait que l'objet de la représentation résiste toujours à la représentation. Elle nous apprend (comme elle l’a appris elle-même) voir ce que la vue cache. Elle arrache du visible quand le visible s'arrache à nous. Elle nous permet donc de voir enfin l’invisible en nous. De la même manière qu'un Michaux - qui dans "Origine de la peinture" déclare :"Ainsi fut établi parmi les hommes combien l'image des choses est délectable", Musika n’y trouve son compte que lorsque l’image créée est gage de vérité. Loin de saturer, l’artiste a fait du vide. Elle a même porté son œuvre au noir, dans le noir qui éclaire et qu’éclaire l'esprit. Bafouant toute fixité, l'arrachant par les traits elle crée un passage hors de l’ombre pour une "résurgence". En ce sens on peut dire qu’une bonne peinture n'est pas une image. A savoir une ressemblance avec le connu. La peinture n'est que ce que Musika en fait et qu'elle définit ainsi : "arracher à l’illusion pour s’approprier une réalité aux couleurs des strates de nos vies". En sachant toujours comme elle le précise que "l’étroite voie de notre ciel propre passe par la volupté de notre propre obscurité".

 

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