Textes de Monsieur Jean-Paul Gavard-Perret

MILLE SOUFFLES
Il y a quelque chose d’infini
D’infiniment en-deçà et au delà
Tout parle et s’anime
Mille souffles colorés :
C’est l’âme des énergies
Elle doit se faire violence
Pour mieux transparaître.
Toutes ces formes bourdonnantes
Et ces pitiés confuses
Et ces deuils de cœur
Et les gifles de doute
Aux rosées inapaisables
Mais en vibration.

Perpétuelle mise au tombeau
Pour écouter au plus juste le cœur du monde
Ce qui cisèle en lui la passion d’être.
Et tout à coup un corps émerge
Il suspend l’inauthentique
Il apparaît lustral
A la fois vivace et brouillé de nuit
Dans une volupté désolée
Dans sa manière de se donner sans réserve.
Au milieu des battues l’éclair
Descendre vers les hanteurs.

Ainsi raisonne l’œuvre
Par ce qu’elle n’oublie pas l’éruptif
Le fou foudroyant
Le « patron » pétulant
L’empreinte effervescente
L’échauffe explosive
La ferveur fulminante
L’ardent et l’acharné.
Alors, comme le papier
L’air ondule
Juteux, incendiaire
En vie profonde et en hantise.


VIE PROFONDE

Que dire de ces plans qui glissent, de ces contours qui vibrent, ces équilibres qu’un rien doit rompre, qui se rompent et se reforment ? Comment parler de ces couleurs qui respirent ? De ce monde sans poids, ce monde né des ombres mais sans ombre ?

La peinture de Musika est celle de la chose en suspens, la chose immobile dans le vide, l’objet pur. C’est là qu’on commence à voir à partit de notre obscur. Il ne craint soudain plus cette aube et ses vibrations. L’œil écoute.

Cette peinture de la chose ne crée pas des objets : c’est le plein air qu’elle appelle dans ses opérations audacieuses. Loin également des bamboches du surréel. Impossible de voir autre l’inconnu que de la manière dont Musika l’étend en variations et scansions. Ses œuvres ressemblent aussi à des méditations plastiques et à des plaques sonores ou plutôt ce que Morton Feldman nommait des « durations ».

Tout bouge. Musika peint l’étendue, peint la succession. Fait sourdre un sens interne. Tournée vers l’introspection et ayant compris ce qui empêche de voir, elle laisse infuser au dehors un macrocosme secoué par les frissons du temps. Voilà ce que nous sommes disent ses toiles avec un calme et une douceur extraordinaires.

Mais si avec Musika la peinture est si forte c’est parce que la condition humaine l’intéresse au plus haut point. Ce qui n’est pas humain dans sa peinture, l’artiste le rejette. Voilà sa sagesse. Elle montre tous les jours la même chose avec patiente en se familiarisant avec des formules magiques tirées de ses sables mouvants. C’est pourquoi les définitions telles que expressionnisme, abstraction, néo-platonicisme - que sais-je encore - ne collent pas à cette œuvre. Demeure un dévoilement sans fin derrière le voile, plan sur plan, en successions de transparences "imparfaites", un dévoilement vers l'indévoilable, dans un lieu d'impénétrable proximité pour un nouveau rapport de la peinture au monde.


TOILE INVISIBLE DU RYTHME

La rencontre n’a pas de temps. Elle est l’engouffrement qu’une géométrie cherche à cerner. Ephéméride des brisures du temps pour qu’il devienne plaque. Du centre à la périphérie.

L’écho et le silence empruntent le même lieu. Double regard de la différence et brisure d’angles. Entre deux négatifs les faisceaux du silence.

Saillie abrupte : la relance déplace le mutisme. Il devient massivité et cri sans matière réfléchissante. Une seule face pour un seul corps dans son double, dans la parole absente où se pénètrent les forces du jaillissement.

Lignes et rapports se doivent au retournement de l’inaltérable réalité. Mais le rite reste le rite. Il veut exorciser la différence. Enroulement où le signal attend jusqu’aux sillons la profondeur. Fil interminable des mouvements.

Lieu dans le lieu. Effraction. Place fissurée de l’alliance. Jonction. Mais par quel passage ? L’inaudible parle, empêche la coupure. Insistance à maintenir la règle.

Etat multiple où la peinture rend plus présent le silence. Cohérence et fragmentation. Répétition du non rapport. Elle ajoute le doute au prolongement. Espace glacé des ( ). Renonciation dans une présence. Secousses maintenues avant l’enjambement qui exclut le retour.

Agitation de l’opaque. A chaque toile le plein des vides. L’un ajourne l’ombre que l’autre assemble et vice-versa. Insistance jusqu’à la froideur et éternelle redondance. Totalité blanche où la forme travaille son évidente connexion.


ECHARPES

Vos "écharpes", un paradoxal voyage au centre de la terre, au centre de gravité, là où tout devient clarté de lune, lumière rangée et ouverte, indices, proliférations d’intensités. Voyage, voyage sur les décombres de l’utopie retrouvée puisque la fantasmagorie bascule du côté de la vie. J’entends par vos images l’appel de la tribu des solitaires dont le tam-tam fait vibrer la terre d’une nourriture étrange. Exilée de l’exil, vous êtes le mouvement, la rupture, vous êtes capable de créer des émotions nouvelles et primaires à la fois par le corps incorporel mais glorieux de vos traces. Elles valorisent l’instant vital : le passé pour le présent, le présent pour le futur dans l’épreuve du temps et de la trace. Voici l’existence qui se dit par le geste d’offrande jusqu’à ce qui tient parfois à une nuit étrange de doux chaos. Voici, à défaut de l’homme, la lumière pâle, souvenir de l’intimité profonde, absolue qui génère un apaisement. J’y abandonne mon fardeau de vieilles chrysalides, la seule à fondre avec la même intensité et dans le même instant, l’observation, la mémoire, l'imaginaire et les constructions mentales.
Si on me demande quelle artiste vous êtes je répondrai : c’est comme si rien de ce que nous rencontrons chez vous n’était laissé au-dehors de l’attention de nos sens ”.


DEDANS

Luminosité du jour qui nous voit dans notre intervalle.
Il contient tous nos tumultes, nos limailles en vue de l'unité.
Le flux dont chacun fut le bord il faut le parachever :
Ce qui va suivre n'aura plus besoin de mots, l'espace va se contracter.
Nous sommes dans nos pas, en un rythme, en un renversement.
Trouée au bout des feuillages : la pierre tourne sa face élue.
Sphères transparentes quand l'eau retentit
Et que l'intérieur des lacs régénère, propage la vie des obscurs.
Extrémité muette de l'immense qui s'élève, Celle qui se rejoint enterre son ombre.
La trajectoire grandit sans fin au seuil de sa chambre jusqu'à devenir invisible.


Hébétude et substance :

La main qui peint ne cache plus l'avenir.
Rayonnant de sa lave, elle creuse sous les limites.
L'envergure sans cesse.
Nous voyons devant nous d'une densité toujours plus forte.
Un est tout dans le un, saturation progressive.
Convergence.
Fil sans ombre quand on se tient.
Nous ne sommes plus qu'une seule cavité au centre de l'impensé.
Présence des buissons plus grande dès qu'on s'éloigne.
Délivrance quand l'étoile monte parce que nous la hissons.
Etendue de ce qui ne peut être dit.
Nos pentes nous englobent.
Un seul pouls dans la grande syncope.
Un éblouissement.
Seconde cavité. Poids du diaphane.
Musika crée la chute qui ne tombe pas.
Fais de chaque jour un don.
Enroulement de l'univers en un seul rayon.
Le saut qui précède le temps vient unir.
La ressemblance qui grandit peut absorber toujours plus.
Il faut non regarder mais entrer dans la peinture.
Limpidité de l'air. Sa cime inusable.
De plus en plus tendre.
Dedans.


CAIRN

Chacun de vos œuvres détermine un rapport intime qui accède à une valeur universelle. Chacune est une fenêtre qui permet de comprendre ce qui se cache derrière. Par sa “ surface ”, apparaissent les devenirs les plus intimes. Vous ouvrez à l’imaginaire de l'attente. Il existe dans cette recherche quelque chose d’unique.

Vos images mentales n'ignorent rien de la sensation.
Au contraire elles la recomposent sans cesse.


silence tel que ce qui fut
avant jamais
par le murmure déchiré

Ce n’est pas une pensée qui nous porte mais vos images. Il faut que nous parvenions à les retenir. Seul cet assouvissement aura gage de notre vérité :

flux persistant pour la dispersion du silence au sein du mouvement de la coulée des lignes et des couleurs.

Nous ne pouvons rien faire d’autre que de nous laisser glisser. On ne met plus d’ordre, on entre dans la fente des images. Ne demeurent que leurs traces comparables à des vagues. Elles enflent puis, se retirant, laissent un espace vide sur la plage abandonnée.

Ainsi le glissement, la dérive infinie du corps et sa remontée.

Votre peinture est liée à l'amour des êtres et l’amour au mystère. Mystère veut dire mystique, mystique silencieuse. Pourquoi seules vos images sont-elles capables de le faire « entendre » ?

Chacune de vos peintures sépare de l’histoire qui a été reçue et de celle qui demeure en attente. Chacune est là pour retrouver plus qu’un lieu un état qui jusque là n’était pas visible. Etre, devenir c’est quitter le premier afin d’entrer dans l’autre. C’est renoncer aux illusions d’optique pour mieux voir ce qui en dedans nous regarde.

Il faut donc entrer dans vos peintures, pris entre la fascination et la désidération car leurs fantômes sont plus réels que le réel qu’elles ont capté. Leur destin devient le récit de la vie à laquelle on échappe pas : on s’y laisse couler au sein de ce qui d’une certaine manière empêche la parole, la fait retourner à son sable, à sa glaise.

Il faut les éprouver comme un scandale. Préférer par ce choix cet amour particulier comparable à celui de l’empereur de Chine Xuanzong pour Yang Taizhen : choisir la prostituée contre l’empire. Renoncer à la loi pour entrer dans l’incertitude qui nous fait arpenter le silence dans l’espoir peut-être d’y entendre un chant, un appel.

Entrer dans vos images c’est tenter de s’y enchanter car elles deviennent des illusions nécessaires : on est dans le suspens semblable à celui de la décélération qui signale dans les ascenseurs la proximité de l’étage (septième ciel) qui fait bouger le cœur.

A travers elles nous levons nos paupières parce qu’elles nous font trembler. Voilà comment c’était, comment c’est : on n'y peut rien. On se demande aussi laquelle d'entre elles finira par nous sauver.

Ne reste ainsi que la poussière essentielle du visible au croisement de l’absence et de la présence. Elle fait un bruit de griffe à l’épreuve du temps. Dans les paysages nus ou des fragments de couleurs on sent encore parfois l’avenir sur la nuque.

Sachant que la vie à chaque seconde échappe on veut davantage que le cercle du réel. On réclame l’épreuve de la peinture. Certes, on sait qu’au domaine des ombres l’or même reste pâle. Pourtant c’est l’impossible qu’on arpente tandis que vos peintures s’érigent sur l’horizon pour nous ramener à elles.

Les images suffisent à nous rendre vivants. Sans elles il n’y aurait nulle graine de beauté tant le monde est devenu inexplicable.

Ils gardent les traces de la caresse que nous n’avons pas connue. Les anges sont sortis de nos corps et nous sommes tentés par leur sillage : ce n’est qu’un tirant d’eau, un courant d’air. Tel est l’étrange rapport qui nous déporte au-delà de nous-mêmes.

Nous nous jetons dans l’étreinte du rien que nous avions cru être un tout. Maintenant le regard retourne sur lui-même. C’est un espace qui verse dans un autre. Est-ce un naufrage ou le commencement des métamorphoses ?

Violent désir d’ascension. Pas de bords, juste des pans, des couleurs et une façon de mettre la lumière sur ce qui les fait jaillir. Le visible est un gouffre inversé qui jette sa profondeur à notre visage. Ce qu’il y a de plus vivant dans l’inconscient accroche l’histoire qu’on a jamais vécu ou dont le sens échappe.


MUSIKA ou L’IMPERCEPTIBLE MOUVEMENT QUI DÉPLACE LES LIGNES.


Musika montre le lieu limite de l'humain. Dans une horizontalité de strates l’artiste ne retient que l’essence, la "choséité" (Beckett) de la peinture. Elle en multiplie les échos. Ses œuvres représentent le moyen de faire surgir le silence de l'être et son empêchement. Elle révèle la faille d'un monde, contribue à le dépouiller de tout ce qui, normalement, lui donne consistance. Celui qui regarde se perd dans de tels lieux. Autour de lui les murs de couleurs s'élèvent dans ce jeu habile de perspectives qui n'en sont pas. Rigueur et vibration animent les couleurs. Elles ne sont plus des catégories où affleurent les seules données de la psyché. Surgit un espace plein dans l’espace creux. Contre la dissémination spatiale la peinture se trouve à mi-chemin entre la hantise et la méditation. Et nous voici ramenés à un espace de la déposition.

Il y a dans les œuvres de Musika une disparition insistante, une présence persistante. Un état de vision et un état d’oubli. Nous sommes devant une ombre survivante dont Giacometti avait formé le vœu : pour qu’une représentation soit intéressante il faut qu’elle soit inquiétante. Il s’agit donc bien d’une conversion d’un état naissant à un état mourant puis d'un état mourant à un état renaissant. Une rêverie architecturale se déploie et jouxte une rêverie organique. Elle marque le passage d’un univers surchargé d’images à celui d’un effacement. Émane de telles œuvres l’impression que le temps se défait. Soudain, on ne peut pas ne pas penser à Beckett et à sa phrase "vivre est errer seul vivant au fond d'un instant sans borne".

La peinture devient une dérive dans les marges contre la part la plus obscure du monde. A ce point la nudité de l'art n'est pas un état mais une avancée qui répond à toutes les détresses d'un monde dont Musika défie les ressemblances et les représentations. Quoi de plus simple ? Quoi de plus compliqué? L’œuvre plus que de pudeur exhaussée devient l'intimité d'évidence. Il en va de la vue, il en va de la vie dans le secret d'une intimité qui ne s'expose qu'en qu'infiniment lointain pour faire le jeu d'une autre proximité en des mouvements de marée. La vitalité organique de la peinture devient le rapport de la peinture à des puissances qui s'en emparent et dont Musika s'empare comme la lune s'empare du corps d'une femme. Sa peinture est un corps en devenir en intensité comme un pouvoir d'affecter et d'être affecté par effet de zones.

L’œuvre devient un centre de métamorphoses, un ensemble composite et intensif qui vibre et s'étend. Il se crée par ses propres forces que Musika sait capter et fait exister en nouvelles combinaisons. Oui, faire exister et non pas juger. Car s'il est écœurant de juger ce n'est pas parce que tout se vaut mais au contraire parce que tout ce qui vaut ne peut se faire et se distinguer qu'en défiant le jugement. De plus quel jugement en art pourrait on porter sur l'œuvre ? Nous n'avons pas à juger les autres existants. Musika le sait et ne le fait pas. Ce n'est pas pour autant du subjectivisme pur et dur puisque poser le problème en ces termes de forces dépasse toute subjectivité. D’où, dans un tel travail, le sentiment d’un espace fermé et ouvert : espace du dedans et du dehors qui nous oriente vers on ne sait quel abîme et vers quelle faille. En surgit le désir de la vie malgré tout qui insiste. On la sent elle est là. Même sous les paupières on la voit. A la verticalité bringuebalante répondent les horizontalités de Musika. Plonger dans de telles « images » revient à exister nous aussi d’une autre façon. Cela engendre une peur immense car nous comprenons que nous ne pouvons nous suffire de notre propre délimitation :nous avons besoin de nécessaires « entraves » qui sont autant de lignes non de fuite mais de vie et de liberté...


Par Monsieur Jean-Paul Gavard-Perret

 

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